De quoi le livre numérique est-il le nom ?

De quoi le livre numérique est-il le nom ?
Première partie : L'œuvre avant le support
1) DE LA LIBERTÉ D'ECRIRE ET DE PUBLIER
Jean Pic de la Mirandole gagne à être connu. Il enleva sur son destrier sa bien-aimée, fréquenta les geôles de Vincennes, fit traduire à ses frais des ouvrages de la kabbale juive pour être le promoteur de sa version chrétienne et pour soutenir ses 900 propositions, orchestra lui même sa promotion en placardant sur les murs de Rome une invitation à débattre à qui le souhaitait, tous frais payés.
L'aristocrate est emblématique de la "fortune", bonne ou mauvaise d'un auteur. Il suffit après chaque item énuméré ci-dessous de penser à son contraire pour enrichir le propos et toucher du doigt les vicissitudes de l'homme de plume.
A) Riche, il ne rencontra aucun problème pour être édité à compte d'auteur.
B) Talentueux, son Discours de la dignité de l’homme reste un monument de la littérature de la Renaissance, mais pas seulement.
C) Cultivé, ses propos visent à réformer son temps.
D) Ambitieux mais dérangeant, son maître ouvrage, Neuf cents thèses philosophiques, théologiques et cabalistiques finit dans les registres de l'Index.
Malgré cette "consécration" nous connaissons Pic, nous connaissons aussi le scribe sumérien de la "tablette du Déluge", les auteurs de l'AT, les Esséniens du scriptorium de Qumran, le copiste du palimpseste d'Archimède et les milliers d'auteurs qui un jour eurent l'heur via l'écriture d'enrichir la connaissance, la mémoire des hommes. Pour ses milliers ou millions d'auteurs, je ne sais, combien d'autres n'eurent pas cette chance et manquent à la bibliothèque de Babel ? Il n'y en aurait qu'un seul que ce serait déjà de trop. On peut estimer qualitativement cette perte en se remémorant les travaux d'anatomie de Léonard ignorés pendant 5 siècles, les écrits apocryphes, cachés par définition, plus longtemps encore. Idem pour le Codex C d'Archimède, son Stomachion, sa notion d'infini méconnue pour des siècles et des siècles.
La tablette, le parchemin, le papyrus, le papier, l'encre sont par essence périssables. Si l'oubli est acceptable, car partagé par tous et non définitif, l'outrage du temps ne l'est pas. L'écriture électronique, sauf catastrophe, ne souffre plus de ce mal.
N'est pas plus acceptable la censure, et notre monde occidental est loin d'en être à l'abri. Censure économique dont souffre l'écrivain sans moyen pour publier à compte d'auteur un ouvrage unique qui ne sortira de son tiroir que pour rejoindre une poubelle, comme celle, culturelle, dont souffre l'auteur dérangeant.
La non-disponibilité, pour une raison ou une autre, est en contradiction avec la Déclaration universelle des droits de l'homme, accéder ou produire : même combat. Empêcher le créateur d'avoir UNE chance de porter à la mémoire de l'humanité sa création n'est plus de mise grâce aux nouvelles technologies. Le Net est notamment au premier rang des médiums pour faire entendre sa voix sans bourse déliée (ou presque), sans censure, notamment dans notre monde occidental. Dans ce schéma, qu'elle est la place d'une ardoise de lecture ? Notre livrel n'est en rien un périphérique autonome, il est une interface du net, au même titre qu'un micro-ordinateur, une planche à repasser pilotée par Java :-)
Ce périphérique, dont le prix sera plus abordable qu'un micro ou net-ordinateur dans quelques mois, bouleversera un schéma vieux de milliers d'années, encore une fois dans nos sociétés occidentales. Le facteur pécuniaire n'est pas le seul en jeu. Les concepteurs doivent voir en la lecture un processus complexe (prises de notes, fiches de lecture et indexations, définitions, accessions/téléchargement à des titres hypermédia en référence, nouvelles versions). Si l'on compte aujourd’hui plus d'un milliard de micro-ordinateurs de par le monde, l'ardoise de lecture côtoiera les mêmes sommets.
Si l'auteur laisse de côté l'aspect cupide de la démarche, « je veux être lu un point c'est tout », l'énergie et la créativité de celui-ci sont amplement suffisantes. Il n'a même pas besoin de savoir "écrire", il dispose de nombreux moyens pour produire un fichier/livre. J'ajoute livre au terme de fichier pour distinguer l'œuvre du blog, de l'article, de la lettre. Notre auteur entreprend consciemment une démarche littéraire. Le succès de celle-ci est d'une autre nature, la suite d'octets mise sur le réseau est disponible à jamais pour n'importe qui. Si la censure frappe, il est certain qu'une communauté se mobilisera pour "protéger" l'œuvre (j'ai vécu cette expérience). Oui, il y aura des horreurs, des erreurs, des "sans intérêt" pour le plus grand nombre mais pas pour tous, des perles et des joyaux. Ils seront disponibles mais pas forcément lus tout de suite. Certains seront gratuits, d'autres payants, mais moins chers qu'une version papier, sauf quand la comparaison n'aura plus raison d'être.
Demain la part du lion du prix d'un livre numérique sera dévolue à l'auteur. Il fixera ou vous laissera fixer le montant de sa valeur. Combien vaux-je moi Dante21, Shaekespear23, Victor-Hugo22, Machin ou Bidule ? Intéressante question. On peut parier que nombre d'auteurs verront là un moyen de vivre de leur plume, un leurre peut-être, ce qui n'est possible aujourd'hui que pour moins de 6% des écrivains. Lecture de masse VS net-affinité à voir.
Mais, direz-vous, en quoi l'ardoise de lecture se distingue-t-elle des autres périphériques ? Parions sur la tripartition : technologie des écrans, ergonomie et fonctionnalités dédiées (le livre n'est pas seulement un roman), prix.
DE LA CREATIVITÉ SANS LIMITE
Dans la mouvance de R. Chartier nous retiendrons du mot livre son acceptation première à savoir l'œuvre. Celle-ci est une production intellectuelle, dématérialisée, dont les frontières ne sont bornées que par l'imagination de l'auteur, ses connaissances. Depuis des siècles, le mot n'est pas le seul outil dont dispose l'écrivain pour illustrer sa pensée. L'image, le diagramme, la couleur et le graphisme de la lettre sont en renfort de son propos. Codex ou volumen lui importent peu, la trame se dessine en fonction de stances, strophes, paragraphes, chapitres, ou rien comme du temps de la Grèce classique.
Chaque auteur n'a en fait qu'un seul objectif : être lu. Par le plus grand nombre ? Pas forcément, si la cupidité n'entre pas en ligne de compte (de mémoire Béatrix Beck, Prix Goncourt 1952, déclarait ne pas vouloir toucher un large public, car chaque membre était susceptible d’une interprétation étrangère à son idée ; Archimède ne condescendait à s’adresser qu’à des lecteurs avertis).
En fait, le livre est un médium lui permettant de transférer une pensée matérialisée par une écriture, écriture conceptuelle, pour la partager avec des inconnus.
Il s'agit d'une démarche unilatérale. Si nous ôtons le mot livre de la phrase précédente, l'auteur n'a seulement besoin que d'un médium capable de... vous imaginez la suite sans peine.
Au vingt-et-unième siècle la meilleure réponse à cette définition "cruciverbiste" est : fichier. Mais il ne s'agit pas encore d'une règle.
Les bornes de l'imagination :
Si nous regardons du côté des grands de l'espèce humaine, deux de leurs représentants attirent notre, mon, attention : Dante et Léonard.
Le premier, avant que sa « Comédie » ne devienne divine, écrit des chants, définition à prendre au pied de la lettre. Si l'Enfer, obscur, n'est peuplé que de râles, plaintes et gémissements, le Paradis n'est que lumière et harmonies dont les troubadours et musiciens "religieux" sont les compositeurs. Il n'est pas difficile d'imaginer notre exilé florentin mobiliser une partie des capacités de son cerveau pour coucher sur le papier le nom d'un morceaux de musique précédemment "chantonné" et convoqué pour la circonstance d'un épisode. Sa pensée ne s'exprime pas uniquement en mots, mais en la conceptualisant il l'emprisonne. Si le lecteur possède la clé dantesque il en ouvre les portes, sinon, et c'est certainement le cas aujourd'hui, celles-ci filtrent une composante essentielle de son propos.
Le maître de la Joconde créateur du Paragone, une comparaison hiérarchique des arts, fait du dessin le vecteur des arts plastiques mais aussi celui des lettres et par extension de l'écriture. Pour son Traité d'anatomie il fusionne en un seul "corps" l'illustration et le propos. Illustration n'étant pas le meilleur terme qui soit car la valeur du dessin est informative et non illustrative. Il rejoint en cela les diagrammes des mathématiciens grecs, notamment Archimède qu'il appréciait. Ce n'est donc pas nouveau mais notre technologue, conscient des limites de l'imprimerie, voulut faire évoluer la technique de Gutenberg, sans succès.
Ce n'est pas nouveau mais cela illustre la place de la musique dans le Paragone (loin derrière la peinture) et le cloisonnement entre les disciplines artistiques occidentales. Partition autant sociale que disciplinaire. Léonard, grand frustré des technologies de son temps, devait partager cet état d'esprit avec Ange Politien quand celui-ci écrivit son Orphée, prémices de l'Opéra un siècle avant Monteverdi. Si vous mélangez portée musicale et texte, votre écriture hautement conceptuelle n'est abordable que par une minorité de personnes. La lecture devient interprétation, et celle-ci n'est pas très loin d'une trahison, à l'image d'une traduction.
Les uns et les autres prisonniers des mots et des supports ne peuvent franchir une limite dont s'est affranchi T. Berners Lee dans son document fondateur du WEB, voir ci-dessus.
En bas à gauche de celui-ci, le terme hypermédia, et non richmédia, apparaît. L'anglais ne condescend aucune limite au binaire.
Ce qui est vrai pour le WEB l'est pour tout médium basé sur le même principe : le numérique. Et si le terme reste ouvert, seul l'auteur sera porteur d'une limite, d'un bornage.
Toute information numérisable est à la disposition d'une composition dont la qualification de littéraire devient caduque. Nous pouvons réaliser les rêves de Léonard.
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