Dernier combat ?

J'aime bien les bibliothèques. Elles s'estiment menacées par le livre numérique. Laissons les se défendre :
"BORNES AUTOMATIQUES,
PUCES RFID, LIVRES NUMÉRIQUES...
BIENVENUE DANS LA BIBLIOTHÈQUE DU XXIème SIÈCLE !

PLUS RAPIDE ?
PLUS PRATIQUE ?
MOINS CONTRAIGNANT ?

L'AUTOMATISATION DU PRÊT franchit une nouvelle étape avec
l'instauration de bornes de prêt automatique, à Picpus et ailleurs.
Grâce à ces bornes, finies les files d'attente (encore que), finies
les erreurs humaines (mais vive les bugs !) et finie l'obligation
d'être aimable avec celles et ceux qui nous rendent service. Mais
terminée aussi la chaleur du contact humain, envolés les conseils
sympas des bibliothécaires qui nous renseignent sur nos emprunts, et
très bientôt terminé aussi avec les bibliothécaires, avant que la
bibliothèque elle aussi ne ferme ses portes pour rouvrir sur
googlebooks.fr ou toute autre plate-forme dont on ne cesse de vanter
l'exhaustivité et l'efficacité (sans même parler de sa juteuse
rentabilité !).

LE MONDE QU'ON NE CESSE DE VOULOIR NOUS VENDRE, censé être plus
pratique et plus rapide, obéit en réalité à une double volonté : créer
de nouveaux marchés (comme lorsqu'une entreprise privée est payée par
les pouvoirs publics pour installer du matériel électronique) et
réduire la masse salariale (un vigile prendra la place de dix
bibliothécaires avec des bornes de prêt efficaces). Et si pour chaque
salarié-e remplacé-e par des machines, la pilule est déjà difficile à
avaler, des pans entiers de personnels seront finalement dépossédés
des savoir-faire qui les rendait utiles et compétents. Non seulement
la machine ne vous fera jamais de sourire, mais c'est ainsi que chaque
métier d'aujourd'hui en vient à devenir purement mécanique et
répétitif, jusqu'à être vidé de son sens initial : les magasiniers ne
sont désormais plus considérés que comme des manutentionnaires au
service des machines gestionnaires des livres, et leur connaissance du
fonds se perd, tout comme l'ancien savoir-faire des artisans a disparu
avec les immenses chaînes de production des usines, véritables bagnes
industriels modernes. Plus l'on intègre les savoir-faire
professionnels dans des machines, plus les salarié-e-s deviennent
remplaçables, c'est-à-dire délocalisables, jetables et donc corvéables
à merci.

ENFIN, LA LOGIQUE DE LA NUMÉRISATION a besoin de chevaux de Troie
(telles les bornes de cette bibliothèque ou les puces RFID servant à
tracer chaque livre), pour s'insinuer au cœur de la chaîne du livre :
les magnats de l'édition électronique (qui sont parfois aussi
marchands d'armes) rêvent de profits colossaux grâce à la numérisation
intégrale des fonds papier, sans se soucier des éditeurs et libraires,
mais aussi correcteurs, imprimeurs, diffuseurs, etc. qu'ils
fragiliseront puis démantèleront sans coup férir. Le livre
électronique, que les industriels tentent de nous imposer depuis
plusieurs années (pour l'instant sans réel succès), vise à transformer
le monde de l'écrit en société du zapping numérique généralisé. Il
suffit de se rendre au salon du livre pour y voir ces commerciaux en
costard vendre leurs e-book comme s'ils étaient au salon de l'auto,
tout en faisant croire que les profiteurs sont les éditeurs. Pourtant,
une partie de ces derniers reste encore vaille que vaille passionnée,
attachée à l'objet livre en tant qu'il est créateur de lieux
d'échanges et d'espaces collectifs, au premier rang desquels figurent
les librairies et les bibliothèques - ces dernières étant fréquentées
par une personne sur deux en France en 2006. Ainsi, à l'inverse de la
démagogie populiste faisant d'Internet le contrepoint populaire des
librairies et bibliothèques élitistes, nous pensons que le livre est
au cœur des possibilités d'émancipation collective et d'élévation
culturelle : les bibliothèques, véritables lieux de mixité où se
croisent des hommes et des femmes de tous âges, de toutes classes et
de tous horizons, sont un des derniers outils de diffusion et de
réappropriation collective des savoirs, là ou le numérique ne fournit
que des contenus vidés de leur sens à des individus isolés devant
leurs écrans. « Élitaire pour toutes et tous » pourrait être notre mot
d'ordre, puisque nous persistons à préférer les savoirs,
potentiellement émancipateurs, aux contenus, bien souvent
interchangeables voire abêtissants.

LE MYTHE LIBÉRAL DE L'ACCÈS AU SAVOIR égal pour toutes et tous, sur
lequel surfe la déferlante numérique, oblitère le fait que nul-le ne
peut prétendre n'avoir pas accès à suffisamment de livres (il suffit
de se rendre dans la moindre bibliothèque pour se convaincre qu'on
n'aura jamais le temps d'en lire assez), alors que la question de la
connaissance pose en réalité celle de la transmission, c'est-à-dire de
l'éducation à l'écrit, revendiquée par tous les mouvements
d'émancipation antérieurs à Internet : le réseau nous apprend en fin
de compte davantage à glisser à la surface des idées qu'à les
comprendre et à savoir s'en imprégner pour penser par soi-même. Le Web
et le futur livre numérique permettraient d'accéder à tout !? Mais que
lira-t-on alors ? Rien, ou plus probablement rien de ce qui s'apparente
aujourd'hui au livre, dans lequel on s'immerge longuement,
patiemment et tranquillement, en dehors de la société des flux
incessants et tourbillonnants d'e-mail, messages msn et autres textos
qui nous happent à chaque instant dans leur propre temporalité.

La télévision a contribué à détruire le lien social, et on nous fait
croire que l'informatique, en nous simplifiant la vie, va le recréer ?
Quand on s'apercevra que le numérique a encore appauvri les relations
et échanges collectifs, qu'inventera-t-on pour « recréer » à nouveau
du lien social et poursuivre toujours plus loin la spirale d'un monde
en perpétuelle déshumanisation ?

Des lecteurs et lectrices, bibliothécaires, libraires, traducteurs et
éditeurs

Livres de papier
c/o Offensive, 21ter
rue Voltaire 75011 Paris
livresdepapier@gmx.fr "

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